Elle court, elle court, Edwige... (06/07/2021)
L'informatique lui en veut. Vraiment. Terriblement. Quotidiennement. Rien ne marche jamais comme il le devrait : téléphone portable comme ordinateur, applications comme logiciels. Une véritable malédiction multi-supports. Parfois, cela relève du casse-tête pour ingénieur !
Ainsi, c'est probablement la seule personne en France connectée à internet par la fibre, sans avoir le haut-débit. Un mystère. D'autres fois, c'est un peu de sa faute. Elle oublie de connecter un truc, ou de vérifier un machin. Faut dire qu'en matière de connexion, Edwige est déjà très occupée, puisqu'elle est une femme d'action, tournée vers les gens.
Edwige a l’élégance simple et discrète. Elle est septuagénaire, mais vous lui donnez facilement dix ans de moins.
La première chose qui vous frappe quand vous la rencontrez, c’est son visage, rond et souriant, aux yeux pétillants. Une « bonne bouille » presque enfantine, que les rides, loin d’altérer, soulignent. Nos rides disent beaucoup de notre tempérament. Selon que vous êtes optimiste et joyeux ou pessimiste et grincheux, elles ne dessineront pas de la même façon votre visage. Les rides d’Edwige nous disent qu’elle a traversé la vie le pas léger et le nez en l’air, qu’elle est ouverte aux autres et curieuse de tout, bien dans sa peau et dans sa tête, et ce, malgré les épreuves de la vie, qui ne l’ont pas épargnée. Tout n’a pas été noir, mais rien n’a été rose, depuis sa petite enfance, jusqu’à sa retraite bien méritée.
Elle est têtue. Rien d’étonnant, puisqu’elle est bretonne. Enfin, pas vraiment, puisque de Saint-Malo. N’allez pas dire aux gens de Saint-Malo qu’ils sont bretons, puisqu’ils sont malouins. Ce n’est pas qu’ils soient nuls en géographie, ils savent parfaitement que Saint-Malo est en Bretagne, c’est plus une question d’histoire. Elle a modelé ses habitants, leur goût pour la liberté, leur curiosité, leur capacité de résilience. Liberté, curiosité, résilience, pas de doute, Edwige est bien malouine. Malouine, c’est d’ailleurs le nom qu’elle s’est choisi pour son adresse mail. La seule qui marche.
Ses épreuves, elle ne les a lâchées que par bribes. Elle dit qu’elle est timide. Elle a le contact tellement facile, que l’on a du mal à lui en faire crédit. Elle est plutôt pudique. Elle ne voulait pas que l’on fasse son portrait. « Il n’y a rien d’extraordinaire à raconter » n’a-t-elle cessé de répéter, tout en menant diverses manœuvres dilatoires pour y échapper. « Pourquoi pas plutôt untel ? Il fait tellement de choses ! Il y a aussi Bidule, très intéressante ». Ça a failli marché, mais les circonstances en ont décidé autrement. On vous passera les détails des divers rebondissements du choix du bénévole pour le portrait du mois de la Gazette APF du Grand Paris, toujours est-il qu’à moins d’une semaine de la publication, il n’y en avait pas.
Comment aurait-elle pu abandonner à sa rubrique vierge un pauvre rédacteur en détresse ? Comment aurait-elle pu faire fi de son empathie naturelle pour son prochain en pareil situation ? Impossible ! Elle a donc fini par céder.
L’empathie est probablement le trait qui la caractérise le mieux. C’est peut-être pour cela qu’elle est devenue assistante sociale, essentiellement dans les hôpitaux. À l’inverse, on peut penser que son métier a développé son empathie pour les gens. Difficile de trancher cette histoire de poule et d’œuf ; la faute à sa pudeur qui fait qu’elle n’aime pas se raconter. Il a fallu ruser, lui tirer les vers du nez, quasiment avec une pince à épiler. Elle est fille unique d’un couple modeste, mère au foyer, et père au trente-six métiers. Un homme très intelligent au caractère bien trempé, courageux et profondément humaniste. Dans les années 50 et 60, il était antiraciste, anticolonialiste, contre la guerre en Algérie. Pas vraiment évident à l’époque, où il en fallait de l’intelligence, de la lucidité, du courage pour s’affirmer ainsi.
Ses valeurs, Edwige les attribue à son père. Son goût pour la rencontre lui vient probablement de lui aussi. Il était atteint du grand mal de la première moitié du 20ème siècle, la tuberculose. Il s’est retrouvé en sanatorium. La maladie frappe indistinctement riches et moins riches. C’est un lieu de brassage social. Le père y fera des rencontres déterminantes pour le reste de sa vie. L’indépendance d’esprit du paternel a dû jouer également. Edwige se fait sa propre opinion, notamment pour ce qui est des gens. Pour son métier, cela l’a bien aidé, puisque son job, c’était de recréer du lien avec les délaissés de la société grâce à de l’écoute et du dialogue.
Elle avait un tropisme pour les maladies professionnelles. Que l’on puisse être malade, handicapé, ou pire, que l’on décède à cause de son boulot, révolte profondément Edwige. Elle s’est aussi beaucoup consacrée aux conduites addictives. Autant vous dire qu’il y avait des clients. Assistante sociale n’est pas un métier facile, s’y occuper des conduites addictives n’est pas ce qui est le plus simple.
Déformation professionnelle ou tempérament personnel, peu importe ; cette femme pleine d’humanité et d’une grande sagesse, jauge sans juger. Elle sait écouter, décrypter, analyser, tout en gardant beaucoup d’humilité, tant elle a pu mesurer combien la nature humaine est un amas de contradictions soumis aux contraintes du quotidien. Dans sa vie professionnelle, elle en a entendu des histoires de violences familiales, elle en a vu des vies brisées par un aléas de santé, une séparation douloureuse, un décès dont on ne se remet pas. Elle sait garder une distance, tout en étant proche. L’empathie, toujours. C’est une fine psychologue qui aurait fait une excellente psychanalyste.
Pour ce qui est du bénévolat, APF France Handicap n’est pas son premier engagement. Elle a été militante féministe, notamment au planning familial. Elle s’est aussi impliquée dans un foyer d’urgence d’accueil de nuit pour personnes sans-domicile. Elle y a fait diverses rencontres. Un perceur de coffre-fort, un agent de sécurité qu’elle croisait dans une grande surface de Créteil, entre autres, à qui elle servait à manger, et avec qui elle essayait de discuter. Elle a aussi fait de l’alphabétisation pour des femmes primo-migrantes, d’origine africaine pour l’essentiel. L’association qui organisait les cours a perdu Edwige bêtement. Elle s’est équipée en ordinateur. Edwige s’est enfuie.
Après le décès de son dernier compagnon, Edwige a ressenti de nouveau le besoin de s’engager. Elle a hésité entre le handicap et l’aide aux consommateurs, ce qui aurait été une suite logique à sa carrière professionnelle, puisque les pauvres sont le plus souvent les victimes du marketing des grandes marques et de leurs petites arnaques.
Un élément a fait pencher la balance : un accident de voiture à l’âge de 19 ans. La colonne vertébrale est touchée, mais pas la moelle épinière. Les médecins diront à ses parents qu’il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’elle se retrouve paralysée. Elle a aussi évité de justesse une opération chirurgicale visant à consolider deux de ses vertèbres endommagées, ce qui aurait eu des conséquences terribles pour la suite.
Lesdites vertèbres la font encore horriblement souffrir. Elle sait ce qu’est un handicap invisible, source de douleurs chroniques. Si elle était passée au bistouri, cela aurait été bien pire, un calvaire qui lui aurait pourri sa vie...qui n’aurait pas été aussi remplie. Cinquante ans plus tard, sa voix est encore pleine de gratitude pour le médecin qui l’a sortie des griffes du chirurgien, prêt à opérer à tout prix.
Elle court, elle court, Edwige, à la vie sociale épanouie, nourrie de ses multiples activités à la délégation APF du Val du Marne, de son amour de la culture, sa passion du cinéma, sans dédaigner le théâtre et les expositions ; les voyages aussi, avec les amis bien entendu, car « les amis, c’est sacré », sans oublier internet qui lui prend la tête, mais dont elle ne peut se passer.
Quand d’autres font de la maîtrise totale de soi un idéal, elle préfère la simplicité, la sincérité, le naturel. Sa fraîcheur et sa spontanéité ne sont pas toujours sans inconvénient, notamment quand il s’agit de faire preuve d’un peu de discipline dans une réunion où il faut suivre un ordre du jour : quand on aborde le point numéro un, elle vous parle du cinq, et quand vous êtes au cinq, elle revient au point trois… Comme disait l’autre, on a les défauts de ses qualités, et les qualités de ses défauts !
Intelligence des gens et des situations, sagesse, bienveillance sans naïveté, modestie peut-être à l’excès. Quand de sa vie elle dit « qu’il n’y a rien d’extraordinaire à raconter », on ne sait trop s’il faut la croire, tant elle fait preuve d’humilité. En tout cas, Edwige, une chose est sûre, c’est un plaisir sans cesse renouveler de t’avoir à nos côtés, de profiter de ton éternelle bonne humeur, de ton humour, de ton dynamisme, de ton altruisme. Ne change rien, continue longtemps, on t'aime tel que tu es, même si « il n’y a rien d’extraordinaire à raconter ».
14:44 | Tags : portrait, edwige | Lien permanent | Commentaires (0)